V
LES CHOSES COMMENCENT MAL

La cloche venait de piquer deux coups en ce début d’après-midi. A l’heure pile, le vice-amiral Sir Lucius Broughton fit son apparition sur le tillac de l’Euryale, salua Bolitho d’un bref signe de tête, prit la lunette que tenait en main un aspirant et se mit en devoir d’observer tour à tour chacun des bâtiments de son escadre.

Bolitho vérifia d’un rapide coup d’œil ce qui se passait sur le pont. Les équipes de pièces s’entraînaient sous la direction du second lieutenant. Celui-ci, un dénommé Meheux, garçon à la bonne bouille bien ronde, redoubla d’attention en voyant l’amiral arriver.

Voilà trois jours qu’ils avaient appareillé de Falmouth, trois journées sans fin au cours desquelles ils avaient péniblement parcouru quatre cents milles. Bolitho, accroché à la lisse de dunette, tentait de lutter contre le roulis. Comme ses conserves, l’Euryale plongeait lourdement dans la mer, en route à faible vitesse bâbord amures, vergues brassées serré, huniers gonflés à craquer.

Et pourtant, ils n’avaient pas trop mauvais temps, c’était même plutôt l’inverse. Par exemple, lorsqu’ils avaient traversé le golfe de Gascogne, leur pilote, Partridge, avait même fait remarquer qu’il avait rarement vu des conditions aussi favorables. Le vent avait fraîchi du noroît, soulevant une mer de moutons bien formés, et le beau temps allait sans doute les laisser. L’heure serait bientôt à prendre des ris plutôt qu’à renvoyer de la toile.

Aussitôt après avoir paré la terre, Broughton avait décidé de faire travailler ses bâtiments ensemble pour tester les qualités et les défauts, les forces et les faiblesses de son nouveau commandement.

Bolitho lui jeta un coup d’œil : de quoi allait-il encore se plaindre, quelles suggestions allaient sortir de son inspection ?

Un capitaine de pavillon sent en permanence la présence de son amiral, doit se plier à son humeur, travailler en quelque sorte à sa façon à lui. Pourtant, il se surprenait lui-même à constater qu’il ne connaissait pas grand-chose de Broughton. L’amiral réglait son existence comme une horloge, sans se permettre le moindre écart. Déjeuner à huit heures, dîner à deux heures et demie, souper à neuf. Chaque matin, à neuf heures pile, il montait sur le pont et se conduisait exactement comme il était en train de le faire en ce moment. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il était rigide, trop rigide, et pas seulement dans ses habitudes de vie.

Le premier jour, par exemple, il avait commencé à appliquer sa méthode tactique sans plus attendre. Mais, contrairement aux usages, il avait placé l’Euryale en troisième position dans la ligne en laissant un seul soixante-quatorze, le Valeureux, sur son arrière.

Tandis que les vaisseaux viraient de bord et se débattaient dans une mer du travers pour exécuter ses brefs signaux, Broughton avait laissé tomber :

— Il convient d’observer les capitaines tout autant que leurs bâtiments.

Bolitho savait pertinemment ce qu’il voulait dire et en avait immédiatement apprécié la signification.

Au combat, il ne servait de rien d’avoir les bâtiments les plus puissants, le vaisseau amiral en particulier, à cracher leur bordée en ligne contre l’ennemi. L’amiral pouvait être désemparé et devenir inutile au moment même où l’on en avait le plus besoin : l’instant où il avait le temps et les données nécessaires pour comprendre les intentions de l’adversaire.

L’amiral pouvait donc très facilement voir à l’œil nu les bâtiments de tête, si toutefois ils conservaient les postes que Broughton leur avait assignés. Au premier rang, presque masqué par les huniers et les voiles d’avant de celui qui le suivait, venait un deux-ponts, le Zeus. C’était un vétéran de la glorieuse journée du 1er juin, de Saint-Vincent et autres batailles de moindre importance. Son capitaine, Robert Rattray, le commandait depuis trois ans et était célèbre pour son comportement agressif au combat. Il montrait la ténacité du bouledogue, dont il avait d’ailleurs la tête carrée, tourmentée. C’était exactement le genre d’homme qui convenait pour prendre la première bordée de plein fouet en testant la ligne ennemie. L’homme se montrait bon marin, expérimenté, mais il ne fallait pas lui demander autre chose qu’un sens poussé du devoir et le désir acharné de se battre.

Falcon, le commandant de la Tanaïs, le second soixante-quatorze, était exactement à l’opposé. C’était un homme morose, à l’allure étrange, au regard intelligent, capable de suivre sans se poser de questions mais aussi de faire preuve d’imagination quand il s’agirait d’exploiter l’action initiale de Rattray.

Un mille sur l’arrière, donc, le Valeureux, capitaine Rodney Furneaux, autocrate hautain à la lippe épaisse. Le Valeureux avait montré de jolies capacités manœuvrières et pouvait maintenir une bonne vitesse dans pratiquement toutes les circonstances. Supposé qu’il fût capable de tenir son poste, il était bien placé là où il était, aussi bien pour protéger l’amiral que pour bondir à la rescousse de telle ou telle de ses conserves en difficulté.

Bolitho entendit le claquement de la lunette qu’on referme et se retourna pour saluer Broughton, qui s’approchait de lui. Il lui annonça réglementairement :

— Vent stable de noroît, amiral, mais fraîchissant.

Il vit que Broughton examinait lentement les marins alignés près des pièces et ajouta :

— Nouvelle route au sud-suroît.

— Bien, grommela l’amiral, vos canonniers semblent compétents.

Voilà au moins une chose que Bolitho avait apprise : Broughton commençait généralement sa journée par une remarque de ce genre, pique ou provocation soigneusement calculée. Il lui répondit très posément :

— Postes de combat en dix minutes ou moins, amiral, puis trois bordées toutes les deux minutes.

Broughton l’observait avec une extrême attention :

— C’est là votre règle, n’est-ce pas ?

— Oui, amiral.

— J’ai entendu parler de quelques-unes de vos « règles ».

Broughton, les mains sur les hanches, leva les yeux vers la hune de grand mât où des fusiliers s’entraînaient au maniement du pierrier.

— J’espère que vos gens s’en souviendront lorsque l’heure sera venue.

Bolitho attendait la suite, il n’allait sûrement pas s’arrêter là.

— Lorsque j’ai dîné avec votre beau-frère à Falmouth, continua l’amiral d’un ton badin, il m’a relaté quelques épisodes relatifs à votre famille – il se tourna vers lui, le regard dur : Je connaissais déjà les mésaventures de votre frère, naturellement… – un silence délibéré – … les conditions dans lesquelles il a déserté.

Et il se tut, la tête légèrement penchée de côté.

Bolitho le regarda dans les yeux, l’air glacé.

— Il est mort en Amérique, amiral.

Comme le mensonge lui venait naturellement aux lèvres !… Mais il lui en voulait à mort, il sentait le besoin de lui dire quelque chose de réellement choquant, de le faire descendre de son piédestal. Que dirait-il donc, par exemple, s’il lui apprenait que Hugh était mort au combat, à l’endroit même où il se trouvait en ce moment ? Au moins les remarques inquisitoriales de Broughton lui permettaient-elles de penser à la mort de Hugh sans aucun remords, sans le moindre sentiment de désespoir. Il jeta un bref regard par-dessus l’épaule de Broughton : la vaste dunette impeccablement tenue, la grande roue double, le pilote et son aide. Qu’elle paraissait loin, cette journée tragique, ce jour où Hugh était mort en faisant un rempart de son corps pour sauver Adam, son fils ! Adam qui ignorait tout de la présence de son père au moment où des hommes mouraient en hurlant, dans l’horreur du combat.

— Et tout cela pour un duel, j’imagine ? continua Broughton. Je n’ai jamais réussi à comprendre cette attitude stupide des gens qui considèrent que le duel est un crime. J’espère que vous, au moins, mettez votre point d’honneur à être un bon bretteur ?

Bolitho eut un sourire forcé :

— Mon sabre m’a souvent été d’un certain secours au combat, amiral.

Il ne voyait décidément pas où cette conversation pouvait les mener.

L’amiral laissa entrevoir ses dents, qu’il avait petites et fort régulières.

— Le duel est affaire de gentilshommes – il hocha la tête. Il semble bien, malheureusement, que les membres du Parlement ne soient plus ni gentilshommes ni capables de manier l’épée, je crois donc que nous serons obligés dorénavant de supporter ce genre de comportement.

Il se tourna enfin vers l’arrière :

— Je crois que je vais marcher une demi-heure.

Bolitho le regarda monter l’échelle. La promenade quotidienne de l’amiral : il ne dérogeait jamais à cette habitude.

Ses pensées revinrent aux plans de bataille de l’amiral. La réponse était peut-être bien à chercher dans son caractère plus que dans ses plans. De la rigidité, trop de rigidité. Pourtant, son expérience lui avait sûrement enseigné que, dans la plupart des cas, les vaisseaux livraient combat en ordre dispersé. A Saint-Vincent, et Broughton y avait combattu, le commodore Nelson avait une fois encore confondu ses critiques en se jetant à l’attaque sans appliquer la moindre stratégie préconçue. Bolitho en avait parlé à Broughton, s’attirant une fois encore des remarques sans appel :

— Nelson, Nelson, s’emporta-t-il, mais les gens n’ont que ce nom à la bouche ! Je l’ai vu sur son fichu Capitaine, et j’étais moi-même assez occupé de mon côté. On peut dire qu’il a de la chance, mais le sens du rythme, certes non.

Sa colère était retombée aussi vite qu’elle était montée :

— Donnez aux gens un plan d’action, faites-leur apprendre et rabâcher les choses jusqu’à ce qu’ils soient capables de les exécuter dans l’obscurité la plus totale ou au milieu d’un typhon. Ne les laissez jamais en repos, de sorte qu’ils n’aient le temps de penser à rien d’autre. Alors, gardez votre foutu héroïsme pour quelqu’un d’autre ! Donnez-moi un plan, un plan éprouvé, et je vous donnerai la victoire en échange !

Bolitho repensait à ce discours. En fait, Broughton était jaloux. Plus ancien que Nelson, officier qu’il ne connaissait pas autrement que de réputation, il n’avait ni sa naissance ni ses relations. Voilà tout ce dont il était jaloux.

Cet incident n’ajoutait pas grand-chose à la connaissance que Bolitho pouvait avoir de son chef, mais cela le rendait plus humain.

Depuis l’appareillage, Broughton n’avait pas fait la moindre allusion à la mort de Taylor ni à son abominable supplice. Même au cours de la réunion rapide qui avait suivi, il n’avait pas livré le moindre commentaire, sinon pour rappeler que la discipline devait être maintenue en toutes circonstances.

En fait, alors que l’on faisait passer du vin aux capitaines dans la chambre même où Taylor avait entendu la terrible sentence, Broughton s’était montré parfaitement à son aise, jovial même, en leur annonçant qu’ils se rendaient à Gibraltar.

Bolitho revoyait la baleinière de l’Aurige s’échouant sur un banc de sable, les fusiliers creusant à la va-vite le trou destiné au cadavre de Taylor. Ils étaient pressés, il faisait chaud, il leur fallait terminer avant le flot. Taylor reposait donc dans une tombe anonyme. Martyr ? Victime des circonstances ? Difficile d’en décider.

Une fois en mer, Bolitho avait soigneusement observé les réactions de son équipage pour détecter tout signe de nervosité, mais la routine de la vie en mer tenait les hommes trop occupés pour qu’ils pussent songer à récriminer ou à discuter. L’escadre avait cinglé sans autre incident et ils n’avaient pas eu écho de la situation dans la flotte du Nord.

Il s’abrita les yeux pour examiner la ligne d’horizon qui scintillait au soleil. Quelque part dans cette direction, loin au vent, visible des seules vigies, se trouvait le bâtiment en question, l’Aurige, placé de nouveau sous le commandement de son premier capitaine, Brice. Bolitho avait pris sur lui de le convoquer à son bord juste avant l’appareillage et lui avait adressé un avertissement bien senti. Mais, au moment même où il lui parlait, il savait déjà que c’était en pure perte.

Brice était resté debout dans sa chambre, très calme, tenant sa coiffure sous son bras. Il évitait de regarder Bolitho. Lorsqu’il eut terminé, il déclara doucement :

— Le vice-amiral Broughton ne tolère pas les mutineries. Et vous non plus, monsieur, vous ne les tolériez pas lorsque vous êtes venu à mon bord. Le fait que l’on m’ait rendu comme il convenait mon commandement démontre assez que, si torts il y a eu, ils n’étaient pas de mon fait.

Il esquissa un sourire :

— L’un des deux s’est enfui, l’autre a subi un châtiment plus doux que ce que l’on aurait pu attendre en ces temps incertains.

Bolitho avait fait le tour de la table. Il sentait viscéralement la haine que lui portait son interlocuteur derrière le masque de l’ironie. Lui-même n’en éprouvait guère moins.

— Maintenant, Brice, vous allez m’écouter, et souvenez-vous de ce que je vais vous dire. Nous partons en mission spéciale, une mission qui est peut-être de la plus haute importance pour l’Angleterre. Vous feriez bien de changer de comportement si vous avez envie de revoir le pays.

Brice s’était raidi :

— Il n’y aura plus jamais la moindre révolte à mon bord, monsieur !

Bolitho avait forcé son sourire :

— Je ne pensais pas à vos gens. Si vous trahissez encore une fois la confiance que l’on a mise en vous, je veillerai personnellement à ce que vous soyez traduit en cour martiale pour recevoir le juste châtiment que vous avez pris tant de plaisir à imposer aux autres !

Bolitho s’approcha des filets et jeta un regard à l’eau qui jaillissait le long de la haute muraille. L’escadre se trouvait à cent milles dans le noroît du cap Ortegal, pointe extrême de l’Espagne. Si les bateaux ont de la mémoire, peut-être l’Euryale se souvenait-il de l’endroit ? C’est ici même qu’il avait combattu sous pavillon français contre le vieil Hypérion de Bolitho. Les ponts étaient rouge vif, la bataille avait fait rage sans faiblir un seul instant jusqu’à son effroyable conclusion. Mais peut-être les navires ne s’en souciaient-ils pas, après tout. Des hommes mouraient, hurlaient le nom d’épouses à demi oubliées ou de leurs enfants, de leurs mères, de leurs compagnons de misère. Les autres végétaient à terre, oubliés de la mer et tenus à l’écart par ceux qui auraient pu leur venir en aide.

Mais les navires, eux, continuaient de naviguer, irrités peut-être par les idiots qui les manœuvraient.

— Signal du Zeus, monsieur !

L’aspirant de quart était tout excité. Il bondit dans les haubans, sa grosse lunette déjà rivée à l’œil.

— Zeus à l’amiral : « Voile suspecte dans le noroît ! »

Il baissa la tête pour regarder Bolitho, les yeux brillants.

— Excellent, monsieur Tothill. Voilà qui est rondement mené !

Jetant un coup d’œil alentour, il vit Keverne qui l’observait. Ce signal ne signifiait sans doute rien mais, après ces jours d’exercice et d’incertitude pesante, tout événement un peu insolite était le bienvenu. Du coup, il avait oublié tout ce qui lui trottait dans la tête.

— Monsieur ?

Keverne le regardait intensément.

— Faites rompre du poste d’exercice et préparez-vous à établir les perroquets… – il leva la tête, le vent le faisait larmoyer – … et les cacatois avec si le vent ne forcit pas trop.

Broughton fit son apparition au moment où il partait. Il était très calme.

— Voile dans le noroît, amiral, lui annonça Bolitho.

Il vit un éclair briller dans ses yeux et devina soudain combien il devait avoir de peine à se maîtriser ainsi.

L’amiral gonfla ses lèvres :

— Faites signaler à l’Aurige de donner la chasse.

— Bien, amiral.

Il fit signe à l’aspirant chargé des signaux, il sentait dans son dos la présence nerveuse de Broughton. Il avait attendu la veille pour envoyer l’autre frégate, la Coquette, avec mission de rallier Gibraltar au plus vite pour s’assurer que la mission de son escadre n’avait pas changé. Avec l’Aurige au vent et la petite corvette, la Sans-Repos, occupée à patrouiller sous le vent dans l’espoir de mettre la main sur un pêcheur français ou espagnol pour recueillir des renseignements, ses forces étaient singulièrement réduites.

Le jeune garçon vint lui rendre compte :

— L’Aurige a fait l’aperçu, monsieur.

Bolitho imaginait parfaitement la scène sur le pont de la frégate après que le signal eut été décodé, sans doute quelque part dans la mâture, par un autre aspirant semblable à Tothill.

Il imaginait également très bien les sentiments de Brice : il avait l’occasion de renforcer sa position dans l’esprit de l’amiral en présence de toute l’escadre, la chose n’était pas à prendre à la légère. Dieu vienne en aide à qui aurait le malheur de lui déplaire à cette heure.

Il s’empara de la grande lunette et alla s’installer près de l’aspirant dans les enfléchures au vent. Il pointa l’instrument sur l’horizon. La frégate était visible par moments, voilure haute établie, elle se ruait déjà à la rencontre du nouveau venu. Il imaginait le fracas des embruns qui jaillissaient par-dessus le boute-hors, les grincements du pouliage et des vergues, la toile gonflée par le vent.

A un moment pareil, il était facile d’oublier des gens comme Brice, songea-t-il vaguement. L’Aurige était un bien joli petit bâtiment, un être vivant, un animal qui accueillait joyeusement le vent en enfonçant ses sabords dans l’écume.

Il se retourna vers le pont :

— Autorisation de donner la chasse, amiral ?

L’espace d’une petite seconde, il sentit qu’ils partageaient, Broughton et lui, la même analyse, la même excitation. Il vit l’amiral serrer les mâchoires, un éclair passa dans son regard.

— Oui.

Il s’écarta tandis que Bolitho faisait signe de la main à Keverne, avant d’ajouter :

— Tous les autres bâtiments conservent leurs postes, veillez-y.

Les signaux jaillirent aux vergues et se mirent à claquer dans le vent. Bolitho vit les autres faire l’aperçu comme un seul homme. Tous les capitaines devaient s’y attendre, priant le ciel que quelque chose vînt briser la monotonie qui les étouffait depuis Falmouth.

Au-dessus de sa tête, la toile envoyée portait dans de grands claquements, les immenses vergues ployaient comme des arcs et semblaient sur le point de s’arracher des mâts. La gîte s’accentuait, les hommes qui couraient sur le pont principal prenaient des inclinaisons étranges, de la toile, encore de la toile à envoyer.

Sur le pont inférieur, les sabords étaient complètement submergés. Bolitho entendait le claquement des pompes. La coque subissait sans broncher l’effort qui lui était imposé.

Ils rattrapaient le soixante-quatorze le plus proche. Il aperçut à travers l’entrelacs de vergues et de haubans les officiers de la Tanaïs qui observaient le vaisseau amiral en train de les remonter.

— Signalez à la Tanaïs de faire davantage de toile, ordonna Broughton, visiblement irrité.

Et il regagna le bord opposé. Bolitho entendit Partridge murmurer :

— Bon sang de bois, mais elle va s’arracher les vergues si elle fait ça !

— Monsieur Tothill, ordonna Bolitho, montez en tête de mât et vivement ! J’ai besoin d’une bonne paire de quinquets là-haut !

Il se contraignit à retourner faire les cent pas, lentement, du bord au vent. Ils avançaient avec une lenteur désespérante qui le faisait enrager, il essayait de s’imaginer ce que faisait l’autre bâtiment.

— Ohé, du pont ! Le Zeus signale, monsieur : « Ennemi en vue ! »

La vigie était tout excitée.

— Une frégate, cap au nordet !

Keverne se frottait les mains.

— Elle doit faire route à toute allure pour Vigo, j’en suis sûr.

Il semblait anormalement tendu et Bolitho se dit qu’il se voyait commandant de l’Aurige en lieu et place de Brice.

— Je pense que nous réussirons à le remonter, monsieur Keverne, lui répondit-il.

Brice était presque vent arrière et naviguait en route convergente sur ses lourdes et lentes conserves. Le français avait le choix entre deux solutions : essayer de distancer son poursuivant ou bien perdre un temps précieux en virant de bord pour reprendre le large. S’il choisissait cette dernière solution, il était même possible qu’un vaisseau de la ligne ait l’occasion de…

Il sursauta en entendant Broughton crier :

— La peste soit du Valeureux ! – il jeta sa lunette à un marin. Voilà qu’il prend du retard !

Le signal monta aussitôt aux vergues de l’Euryale. Mais le deux-ponts n’avait pas fait l’aperçu, que le cacatois d’artimon se désintégra comme un nuage de cendres et s’éparpilla dans le vent.

— Dois-je signaler au Zeus de continuer la chasse indépendamment, amiral ? demanda Bolitho. Il a pris une bonne avance.

Mais il connaissait déjà la réponse. L’amiral pinça les lèvres quand il ajouta :

— Le français pourrait échapper à l’Aurige.

— Non.

Un seul mot, un seul, sans le moindre signe de dépit ni de colère.

Bolitho détourna les yeux. Le français allait être surpris de ne constater aucun changement dans la ligne de bataille de l’escadre. Il était quelque part sur l’avant, masqué par la grande pyramide de toile du Zeus, et avançait à belle allure. Mais l’Aurige venait de couper la ligne et courait sus à l’ennemi, toutes voiles dessus. Il fendait les rangs serrés de moutons, Bolitho voyait le soleil briller sur le doublage de cuivre de la coque élancée qui luisait comme du verre.

Le Zeus s’écarta un peu de la ligne et Bolitho retint son souffle en apercevant la frégate française, environ cinq milles devant. Il avait du mal à croire qu’ils aient pu se rapprocher aussi vite.

L'Aurige était à trois milles, il rattrapait l’autre frégate. Bolitho essaya de s’éclaircir les idées, de réfléchir à ce qu’il ferait à la place de l’adversaire : virer de bord ou bien continuer vers la côte qui se cachait au-delà de l’horizon ? A cette allure, il n’avait aucune chance de semer l’Aurige. Et pourtant, en continuant ainsi, il risquait de se jeter dans les bras d’une patrouille anglaise le long des côtes portugaises. Vigo était le seul refuge possible, il lui faudrait sinon faire face et se battre.

— Faites un signal général, lui ordonna Broughton : « Réduire la toile et reprendre son poste » – il le regarda froidement. L’Aurige peut très bien s’en sortir tout seul.

Le signal fut hissé puis répété tout au long de la ligne. Bolitho percevait nettement un fort sentiment de dépit chez ceux qui étaient autour de lui : quatre gros bâtiments de guerre, rendus aussi impuissants que des navires marchands à cause des règles inflexibles de Broughton.

Une détonation sourde roula en échos sur la mer, Bolitho aperçut une bouffée de fumée sale qui dérivait lentement en direction du français. Brice venait de tirer un coup de réglage, mais il ne put repérer la chute du boulet.

Toutes les lunettes s’étaient levées avec un bel ensemble et Keverne cria :

— La Grenouille est en train de virer ! Mais par Dieu, regardez-le !

Cependant le capitaine français avait mal calculé son coup.

Bolitho éprouvait presque de la pitié à le voir mettre ainsi son bâtiment en fâcheuse posture, droit entre les bossoirs de l’Aurige. Il distinguait la carène à nu, le soleil qui dansait sur les voiles tendues à craquer, les vergues qui pivotaient pour brasser serré. La frégate reprit enfin de l’erre au milieu de ses propres embruns. Un tonnerre retentit de nouveau et résonna en échos sur l’eau. Bolitho imaginait la première bordée de Brice explosant sur le pont sans défense alors qu’il utilisait l’avantage que lui donnaient le vent et sa position.

Quelqu’un poussa un cri de joie du côté de la hune d’artimon de l’Euryale. A cette exception près, tous se taisaient. Les matelots et les fusiliers observaient les deux frégates qui allaient se croiser, de plus en plus proches à présent. Le vent avait déjà emporté les fumerolles.

Une autre ligne d’éclairs, du français cette fois-ci, mais les mâts et les vergues de l’Aurige étaient toujours intacts, alors que les voiles de l’ennemi étaient criblées de trous. Son grand hunier, touché dès le début, pendait en lambeaux.

— Une bonne prise, à mon avis, murmura Keverne. On trouvera toujours à utiliser une frégate supplémentaire.

Il devenait difficile d’apprécier la situation. Les deux bâtiments étaient à moins d’une demi-encablure l’un de l’autre et se rapprochaient encore. Les tirs redoublaient, le hunier d’artimon de l’ennemi tomba dans la fumée, entraînant dans sa chute la toile et les manœuvres.

— Il va bientôt abandonner, fit Broughton.

— Le vent tombe, amiral.

Partridge parlait à mi-voix, comme s’il avait peur de briser leur concentration.

— Cela n’a plus aucune importance, lui répondit Broughton.

Il souriait.

Le silence était retombé. A trois milles de là, la distance qui séparait le Zeus des deux frégates, ils voyaient que le feu avait cessé, les deux bâtiments étaient agrippés l’un à l’autre. C’était la fin.

— Eh bien, Bolitho, fit Broughton d’une voix pateline, que dites-vous de cela ?

Quelques fusiliers perchés sur le gaillard enlevaient leurs shakos et commencèrent à pousser des cris, imités bientôt par ceux de la Tanaïs, qui se trouvait sur leur avant.

Bolitho passa derrière l’amiral et arracha une lunette du râtelier. Les vivats s’éteignaient et finirent par se taire aussi vite qu’ils avaient commencé. A la vue du pavillon de l’Aurige qu’on descendait de sa vergue comme un oiseau blessé pour le remplacer immédiatement par un autre, il fut soudain envahi par la chair de poule. C’était celui-là même qui flottait fièrement au-dessus des voiles déchiquetées de son adversaire, les trois couleurs de France.

— Bon Dieu, balbutia Keverne, ces salopards se sont rendus aux Grenouilles ! Ils n’ont même pas essayé de se battre !

Il semblait ne pas y croire lui-même.

L’Aurige s’éloignait déjà du français, le pont et les vergues bourdonnaient d’activité. La frégate qui tombait doucement sous le vent s’éloignait irrémédiablement de l’escadre impuissante. Bolitho aperçut une tache rouge dans sa lunette, les fusiliers que le détachement français de prise s’employait à rassembler et à désarmer. Quel besoin, songea-t-il amèrement, quel besoin d’un détachement de prise ? L’équipage, qui quelques instants avant se battait encore magnifiquement, s’était rendu en bloc. Avait passé à l’ennemi. Il reposa la lunette, il n’avait même plus la force de la tenir tant sa main tremblait de colère et de désespoir.

Il revoyait les délégués rassemblés dans la petite auberge de la baie de Veryan. Allday et le pistolet qu’il avait dissimulé, Gates. Et John Taylor, crucifié et martyrisé parce qu’il avait essayé d’intervenir.

— Y a plus aucune chance de les rattraper à présent, fit Partridge d’une voix piteuse. Ils seront rendus à Vigo avant la tombée de la nuit – il détourna le regard, les épaules voûtées. Et dire qu’on voit des choses pareilles !

Broughton gardait les yeux rivés sur les deux frégates qui s’éloignaient et envoyaient toujours davantage de toile.

— Signalez à la Sans-Repos de prendre son poste au vent.

On aurait dit qu’il était ailleurs, comme absent.

— Et ensuite, signal général de revenir à la route initiale – et, interpellant Bolitho : Voilà qui met un point final à vos beaux discours sur la loyauté.

Le ton était coupant.

Bolitho hocha négativement la tête.

— Vous me disiez qu’il fallait comprendre un capitaine tout autant que le bâtiment qu’il commande. Je vous crois, amiral – il tourna ses regards vers l’Aurige qui s’éloignait : il donnait l’impression d’avoir rapetissé sous ce pavillon étranger. Mais je crois également que, tant que des gens comme Brice seront autorisés à exercer l’autorité, ce à quoi nous venons d’assister risque fort de se reproduire.

Broughton recula, comme si Bolitho venait de proférer quelque terrible obscénité.

— Le capitaine Brice a pu tomber au combat – il recula encore. J’espère pour lui que c’est bien le cas.

Puis il disparut sous la dunette.

Le lieutenant Meheux dit d’une voix sourde :

— Nous ne pouvions rien faire pour l’empêcher. Cela dit, si ma batterie avait été en portée, je leur aurais donné une bonne leçon.

Plusieurs officiers qui n’avaient rien de mieux à faire vinrent se joindre à la discussion. Allday, qui attendait sous la dunette au cas où l’on aurait besoin de lui, les regardait, l’air dégoûté.

Il vit Bolitho qui faisait les cent pas du bord au vent, la tête penchée, comme quelqu’un qui réfléchit. Tous les autres feignaient de le réconforter et de se réconforter eux-mêmes. En réalité, ils avaient surtout besoin d’être rassurés et n’avaient pas la moindre idée des pensées du capitaine.

Mais lui, Allday, savait. Il avait surpris cette douleur dans ses yeux gris dès qu’il avait découvert ces trois couleurs détestées. Cela lui rappelait sans doute ce jour où il avait dû combattre un autre bâtiment britannique sous pavillon ennemi, un bâtiment commandé par son propre frère.

Il ressentait la honte qui s’était abattue sur l’Aurige comme la sienne et tout ce que pouvaient raconter ces têtes de linotte n’avait rien à voir avec cette déchéance.

Allday s’approcha de Bolitho, sans arriver à comprendre comment il marchait. Il le vit s’arrêter, une lueur de colère dans les yeux, comme irrité qu’on le dérangeât.

— Qu’y a-t-il ?

Le ton était de glace, mais Allday ne se laissa pas impressionner.

— Je me faisais juste une réflexion, capitaine – il marqua une pause pour évaluer le bon moment. Les Grenouilles viennent de s’emparer d’une frégate anglaise, mais pas par la force.

— Et alors ?

La voix était dangereusement calme.

Allday fit un sourire :

— Je regardais autour de moi quand tout ceci est arrivé – son sourire s’élargit encore. Regardez ce trois-ponts, par exemple. Je crois bien me rappeler que nous l’avons pris sans trop de difficulté à quelques Grenouilles qui étaient très méchantes.

— Votre comparaison est stupide ! Si vous n’avez rien de plus intelligent à me raconter, je vous serai reconnaissant de rester hors de ma vue.

Il parlait à voix suffisamment haute pour faire se retourner plusieurs têtes.

Allday battit lentement en retraite, plein d’espoir et honteux à la fois d’avoir peut-être mal estimé le bon moment.

La voix de Bolitho l’arrêta :

— Puisque vous en parlez, Allday… – il baissa les yeux en croisant son regard – … c’était une bien jolie prise, et c’est toujours un bien joli bateau. Merci à vous de me l’avoir rappelé, j’ai eu tort d’oublier de quoi les marins anglais sont capables.

Allday jeta un coup d’œil aux lieutenants qui observaient la scène en silence puis regagna son poste près de l’échelle de dunette.

Bolitho reprit :

— Parfait, monsieur Keverne, faites rappeler la batterie basse à l’exercice à feu. Profitons de ce que les sabords ne sont plus dans l’eau.

Il se tut et détourna la tête du côté des filets, si bien que Keverne dut s’approcher pour entendre la suite. Mais il ne savait pas très bien si cette suite lui était destinée :

— Nous nous reverrons, cher ami, disait Bolitho. Et les choses risquent de se passer différemment.

 

Dix-huit jours après avoir vu l’Aurige amener ses couleurs, l’escadre de Broughton vint jeter l’ancre à Gibraltar. Compte tenu du temps qu’ils avaient perdu au début de la traversée, lorsque l’amiral avait entraîné ses bâtiments à exécuter ses plans, leur arrivée à l’ombre du Rocher avait été encore plus tardive que ce qu’avait estimé Bolitho. Ils avaient subi des vents qui changeaient perpétuellement, avant de devoir se dérouter pour éviter une grosse tempête, à quatre-vingt-dix milles au large de Lisbonne. L’affaire avait été si rude que le Zeus y avait perdu six hommes passés par-dessus bord. Et pourtant, le lendemain les avait trouvés encalminés sur une mer d’huile, voiles pendantes, immobiles sous un soleil insupportable.

A présent, tauds gréés et sabords grands ouverts à une petite brise de terre, l’escadre se reposait dans la lumière de l’après-midi. Les canots faisaient des allers et retours incessants, pareils à des araignées d’eau.

Bolitho gagna sa chambre où tous les capitaines avaient été convoqués une heure après leur arrivée. Ils avaient l’air fatigués par le voyage et les événements qui s’étaient succédé depuis ne leur avaient guère laissé le temps de se remettre.

Inutile de dire que Rattray, du Zeus, avait pris la parole le premier.

— Qui est donc ce gaillard qui se trouve avec l’amiral ? Quelqu’un le connaît-il ?

Le capitaine Furneaux, commandant le Valeureux, prit le verre de vin que lui tendait un garçon et lui jeta un regard soupçonneux :

— Ça m’a pas vraiment l’air d’un diplomate, si vous voulez mon avis – et, se tournant vers Bolitho : En temps de guerre, on dirait que nous attirons les conseilleurs les plus bizarres, pas vrai ?

Bolitho sourit et fit un signe aux autres en se dirigeant vers les fenêtres de poupe béantes. De l’autre côté de la baie, comme tremblante dans la brume, se trouvait Algésiras, où de nombreuses lunettes étaient certainement pointées sur l’escadre anglaise et d’où des estafettes avaient déjà dû partir pour prévenir les garnisons de l’intérieur.

Le visiteur arrivé à bord de l’amiral, celui dont l’apparition insolite et imprévue suscitait tant de supputations, était certainement un être hors du commun. Il était arrivé de la terre à bord du canot du gouverneur et avait escaladé la coupée avant même que la garde eût pu se préparer à le recevoir.

Vêtu d’une veste et d’un pantalon de la meilleure coupe et qui valaient certainement leur prix, il avait crié :

— Pas besoin de ce genre de truc, nous n’avons pas de temps à perdre !

Son nom était Sir Hugo Draffen, et, en dépit de son habillement et de son titre, il ressemblait plus à un homme à qui de rudes activités et l’effort physique étaient familiers qu’à un coureur d’aventures plus aimables. Carré, trapu même, il avait le visage bronzé. De petites rides entouraient ses yeux, comme s’il était habitué à subir les ardeurs du soleil et à vivre sous des climats moins cléments que celui de Whitehall.

Broughton, prévenu à la hâte dans ses appartements, où il avait passé la majeure partie de la fin de cette traversée, s’était montré étrangement calme, presque obséquieux envers son hôte. Bolitho en avait déduit que ce Draffen devait être beaucoup plus important qu’on n’aurait pu le croire.

Gillmore, capitaine de la frégate la Coquette, envoyé devant l’escadre pour recueillir des renseignements frais, dit d’une voix triste :

— Il est venu à mon bord lorsque j’ai mouillé.

C’était un jeune homme dégingandé, efflanqué, et dont la longue figure s’allongea encore quand il repensa à sa rencontre avec Draffen.

— Lorsque je lui ai suggéré que je pouvais faire demi-tour pour reprendre contact avec l’escadre, il m’a dit de ne pas m’en préoccuper… – il haussa les épaules – … et, quand je lui en ai demandé la raison, il m’a répondu de me mêler de mes oignons.

Falcon, de la Tanaïs, posa son verre et dit dans un sourire :

— Au moins, cela vous aura épargné d’assister aux malheurs de l’Aurige.

Tous les autres le regardèrent, puis se regardèrent entre eux. C’était la première fois que l’on évoquait l’incident.

— Je crois que nous n’allons plus rester longtemps dans l’expectative, fit Bolitho.

Il se demanda en passant si les autres avaient remarqué qu’il avait été exclu de l’entretien qui se déroulait sous leurs pieds. C’était assez inhabituel, mais il fallait croire que ce Draffen était ainsi.

Gillmore ajouta sèchement :

— Si j’avais été sur place, je crois que je les aurais coulés tous les deux plutôt que de laisser faire une chose pareille.

— Mais, lui répondit Furneaux de sa voix traînante, vous n’y étiez pas, jeune homme, si bien que tout blâme vous sera épargné, pas vrai ?

— Cela suffit, messieurs.

Bolitho s’était interposé entre eux deux, conscient de la tension qui montait soudain.

— Ce qui est fait est fait. Les récriminations ne servent plus à rien, ce qui s’est passé doit nous servir d’avertissement.

Il les regarda tour à tour :

— Nous avons beaucoup de choses qui nous attendent, gardez donc votre énergie.

Les portes s’ouvrirent, Broughton entra, suivi de Draffen et de son aide de camp. Broughton les salua d’un bref signe de tête.

— Asseyez-vous, messieurs.

Il fit signe du menton au garçon qui lui servait un verre de vin :

— Attendez dehors jusqu’à ce que j’aie terminé.

Bolitho remarqua que Draffen s’était dirigé vers les fenêtres, soit qu’il se désintéressât de ce qui se passait, soit qu’il eût décidé de se placer à un endroit d’où il pouvait voir leurs visages sans être vu lui-même.

Broughton s’éclaircit la gorge et jeta un coup d’œil à Draffen dont la silhouette carrée se détachait en ombre chinoise contre la fenêtre éclairée par le soleil.

— Comme vous le savez, notre marine a été chassée de la Méditerranée depuis la fin de l’an passé. La progression de Bonaparte, ses conquêtes en Italie puis à Gênes nous ont fermé tous les ports, et il a donc été jugé que nous devions nous retirer.

Draffen s’approcha vivement. Son débit s’accordait à une impatience trop visible.

— Si vous me permettez de vous interrompre, sir Lucius ?

Et il lui tourna le dos sans même attendre la réponse.

— Venons-en au fait. Je ne suis guère habitué à l’indulgence dont sait faire preuve la marine lorsqu’elle juge de ses propres affaires.

Il sourit, et les rides qui cernaient ses yeux se contractèrent comme les serres d’un corbeau.

— L’Angleterre est isolée dans sa lutte contre un adversaire décidé et, si vous me passez l’expression, très professionnel. Lorsque les flottes française et espagnole se sont concentrées à Brest pour mener une grande attaque, puis l’invasion de l’Angleterre, retirer ces bâtiments pour renforcer les escadres de la Manche et de l’Atlantique semblait non seulement prudent, mais extrêmement urgent.

Bolitho jeta à Broughton un regard en coulisse, s’attendant à le voir manifester de l’irritation ou une certaine mauvaise humeur. Mais non, l’amiral restait de marbre.

Draffen poursuivit :

— La victoire de Jervis à Saint-Vincent sur les deux flottes combinées a retardé, et peut-être même rendu impossible, toute tentative d’invasion par la Manche. Elle a également démontré la médiocrité de la coopération entre les deux marines française et espagnole. Il semble donc raisonnable de penser que Bonaparte cherchera à étendre son influence à un autre endroit, et vite.

— Voulez-vous que je poursuive ? demanda soudain Broughton.

— Si vous voulez.

Broughton déglutit avec une certaine difficulté.

— Cette escadre sera la première force de quelque importance à pénétrer en Méditerranée.

Il se tut.

— Regardez cette carte, messieurs.

Draffen arracha le document des mains du lieutenant Calvert et l’ouvrit sur la table. Comme les autres s’approchaient, Bolitho jeta un nouveau coup d’œil à Broughton. L’amiral était tout pâle et il le vit pendant quelques brèves secondes lancer un regard noir à Draffen, qu’il voyait de dos.

— Ici, nous avons Carthagène à deux cent cinquante milles en suivant les côtes espagnoles. C’est là qu’ils basent de nombreux bâtiments qui se rassemblent avant de partir pour Brest.

Bolitho suivait du regard le doigt spatule qui traversa la Méditerranée jusqu’à la côte algérienne, pleine d’anfractuosités.

— Et ici, dans le sud-est de l’Espagne, à deux cent cinquante milles, se trouve Djafou.

Bolitho comprit soudain que Draffen le regardait d’un air entendu.

— Connaissez-vous cet endroit, capitaine ?

— De réputation, monsieur. Je crois que les pirates barbaresques y avaient établi une de leurs bases, dans le temps. Il s’agit d’un bon abri naturel, rien de plus.

Draffen eut un sourire, mais ses yeux ne cillaient pas.

— Les Espagnols s’en sont emparés voici quelques aimées afin de protéger leur propre trafic côtier. Maintenant qu’ils sont les alliés des Français, ce mouillage prend un tout autre sens.

— Ils veulent en faire une base, monsieur ? demanda rudement Rattray.

— Peut-être bien… – Draffen se redressa – … mais mes agents m’ont rapporté avoir vu des allées et venues avec Carthagène. Il serait convenable que notre retour en Méditerranée soit marqué par un objectif à atteindre, quelque chose de réel.

Il posa son doigt sur la carte :

— Votre amiral sait ce que l’on attend de lui, mais je peux vous dire que je veux voir notre pavillon flotter sur Djafou, et sans délai.

Rompant le silence, Broughton fit sèchement :

— Mon escadre manque de moyens, monsieur. Cependant, si vous jugez que…

Draffen hocha fermement la tête.

— Mais bien sûr, amiral, j’en juge ainsi. J’ai pris les dispositions nécessaires pour faire venir des galiotes à bombes de Lisbonne. Elles seront ici aujourd’hui ou demain – il durcit le ton. Si les escadres de Spithead et du Nord avaient été moins préoccupées de leurs petites affaires, la vôtre compterait quinze ou même vingt vaisseaux de premier rang au lieu de quatre – il eut un haussement d’épaules. Et maintenant, avec une seule frégate…

Nouveau haussement d’épaules, il passa à autre chose.

— Enfin, c’est votre affaire – il fit claquer ses doigts. Je suggère que nous portions un toast, faites venir le garçon.

Il sourit de toutes ses dents en voyant leur air perplexe :

— Après tout, nous avons du pain sur la planche.

Et se tournant vers Bolitho :

— Vous n’avez pas dit grand-chose, capitaine.

— Je donnerai moi-même mes ordres à mon capitaine de pavillon, sir Hugo, aboya Broughton. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Comme vous voudrez – Draffen souriait toujours. Cependant, je me joindrai à votre escadre pendant quelque temps.

Et il ajouta en prenant le verre que lui tendait le garçon :

— Ne serait-ce que pour m’assurer que votre route est bien la même que la mienne, n’est-ce pas ?

Bolitho se détourna, le cerveau encore rempli des informations très succinctes que venait de leur fournir Draffen.

Après tout, savoir que les vaisseaux britanniques allaient attaquer les confins méridionaux de l’empire que constituait Bonaparte était plutôt une bonne nouvelle. S’emparer d’une nouvelle base pour la flotte, occupant un emplacement stratégique, le plan demandait à la fois habileté et imagination.

D’un autre côté, si l’on devait utiliser l’escadre de Broughton comme appât, pour attirer de nouvelles forces plus importantes en Méditerranée, les choses risquaient fort de tourner au vinaigre pour eux.

Draffen était investi d’une autorité indéniable, même si son statut exact restait un mystère. Peut-être avait-il reçu de mauvaises nouvelles de la flotte du Nord. Le sacrifice de cette petite escadre pour diminuer la pression de l’ennemi autour des ports de la Manche n’était en tout cas pas pire que ce qu’avait représenté pour Broughton la mort de Taylor.

Quelle qu’eût été la décision, Bolitho savait qu’il serait directement impliqué dans l’exécution. Cette perspective aurait dû lui faire chaud au cœur, mais l’idée d’avoir simultanément sur le dos et Broughton et Draffen changeait entièrement les choses.

Broughton s’était écarté pour causer avec Furneaux, et Draffen s’approcha de Bolitho, visiblement pour prendre congé.

— Je suis ravi de vous connaître, capitaine. Je sens que nous allons fort bien nous entendre – il appela Calvert d’un geste avant d’ajouter : A propos, j’ai bien connu votre frère.

Et il tourna les talons pour aller retrouver Broughton et les autres.

 

Capitaine de pavillon
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